Au creux des pierres, les plis du temps

Guénaëlle de Carbonnières

17 mars - 14 mai 2022

Avec le soutien aux galeries / expositions du CNAP - Centre national des arts plastiques.
En partenariat avec le Musée Gallo-Romain de Saint-Romain-en-Gal.


VERNISSAGE

le jeudi 17 mars 2022
Presse : de 15h à 17h
Public : à partir de 17h

PERFORMANCE DE JP OLINGER ET LECTURE DE SOPHIE COSTE
le jeudi 14 avril à 18h

FINISSAGE et SIGNATURE DU CAHIER DE CRIMÉE
le samedi 14 mai à 15h


Selon Jean Cocteau, « Le temps des hommes est de l’éternité pliée ». Plisser, plier, creuser, révéler la mémoire et le temps, c’est dans cette quête constante d’un resurgissement du passé que Guénaëlle de Carbonnières mène ses recherches. 

Les vestiges antiques nourrissent son regard pour proposer une vision contemporaine de ces lieux de mémoire-oubli : intrinsèquement lié au souvenir, l’oubli est constitutif du mystère de ces lieux qui nous interrogent et que l’on ne peut comprendre que par hypothèses scientifiques. Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, « un monument ne commémore pas, ne célèbre pas quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent l’événement. » La dimension tangible – nécessairement fragmentaire et incomplète – des pierres qui nous relient aux civilisations passées, permet une exploration de notre psyché, à la fois collective et personnelle. 

Attachée à une démarche philosophique, qui constitue sa formation initiale, l’artiste perçoit intuitivement la démarche archéologique qui vise à la sauvegarde et à la compréhension des vestiges constituant une partie émergée de nos civilisations. Guénaëlle de Carbonnières rend perceptible le dessein de ces archéologues qui ont des « mains qui pensent ». 

Laurence Brissaud, archéologue, évoque ainsi la démarche de l’artiste : « Elle rejoint l’essence de mon travail : lire à travers le paysage actuel des réminiscences du passé, des éléments qui demeurent ancrés dans les plis du temps, dans certaines élévations, comme autant de rides porteuses d’histoires qui s’offrent à nous. Il s’agit de déceler dans les livres de terre que sont les coupes stratigraphiques, ces traces ténues qui nous relient aux temps révolus. Guénaëlle de Carbonnières nous propose en filigrane, au travers de ses œuvres, sa perception intime du temps, des sites archéologiques qui survivent aux hommes. Elle nous fait découvrir sa lecture personnelle, évanescente et intemporelle des ruines, qui comme le dit Alain Schnapp, constituent un savant équilibre, parfois menacé, entre la mémoire et l’oubli. » 

Parallèlement enseignante en arts, l’artiste aime que son travail soit rendu accessible auprès de publics variés. Démarche que partage la galerie qui accueille régulièrement des scolaires pour des visites. Ainsi, un petit espace pédagogique présentera des dessins et outils archéologiques, gracieusement prêtés par le Musée Gallo-Romain de Saint-Romain-en-Gal. Ces objets de nature scientifique mettent en perspective une démarche plastique avec ce qui la nourrit : les minutes et coupes stratigraphiques, qui permettent la réalisation de relevés pierre-à-pierre, entrent en résonance avec plusieurs pièces de l’exposition. 

Dans un rapport constant à la photographie analogique, qui est au coeur de ses réflexions, différents médiums, dont le dessin ou le textile déploient le temps, dans une dialectique constante entre apparition et disparition, souvent à travers un principe de superposition et de transparence. Dans une exploration des valeurs de noir et de blanc, le tâtonnement mis en place rejoue le fonctionnement de la mémoire et la progressivité des sondages rendant possibles les découvertes et conclusions archéologiques. 

Ce patrimoine est exploré du point de vue de sa fragilité et de son impermanence : la destruction de sites patrimoniaux syriens a été l’élément déclencheur de la démarche de l’artiste qui met en exergue la mémoire universelle présente en Syrie, territoire au croisement de nombreuses civilisations. 

Dans ce même souci de la préservation de notre monde et de sa mémoire, une partie de l’exposition présente une réflexion plus dystopique, liée à des enjeux climatiques. Fossiles factices et photographies évoquant le mythe de l’Atlantide renvoient à la montée des océans qui recouvriront bientôt certains sites archéologiques. A leur sujet, Michel Poivert indique : « À l’heure du recyclage et d’une éthique de la consommation, Les Submergées et les Captures Fossiles ont quelque chose d’une fable moderne : les images ne sont-elles pas devenues elles-mêmes les ruines décoratives de notre monde perdu ? » 

Mémoire, patrimoine, temporalité, apparition, disparition, transversalité, arts et sciences, souci de pédagogie, autant de notions que la galerie défend depuis bientôt 17 ans, heureuse d’intégrer aujourd’hui parmi ses artistes Guénaëlle de Carbonnières. 

 

À l’intérieur des images

Michel Poivert, février 2022

       Guénaëlle de Carbonnières appartient à une génération d’artistes pour laquelle l’image ne se réduit pas à une affaire de représentation. Ce qu’il y “à voir” doit désormais dépendre de l’expérience plastique, c’est la seule façon de montrer autrement, en faisant de la matière même et des gestes, les acteurs de premiers plan. Bien que ces expérimentations soient multiples, du textile à la résine, de la sérigraphie au dessin, le photographique en forme une sorte de paradigme discret : photosensibilité, reproductibilité, réalisme et vraisemblance, chimie, optique, révélation, fixation, reflet, transparence, mémoire et oubli…pour énoncer quelques principes attachés au processus analogique. Du photographique donc, plus que de la photograhie à proprement parler. Est-ce une ironie de l’histoire ? une technologie jadis destinée à produire l’illusion du réel par son enregistrement est aujourd’hui au service d’une matérialité poétique, d’un outillage capable de “creuser l’image” pour reprendre la formule employée par l’artiste. Comme si nous avions besoin de devenir les archéologues de notre culture visuelle à l’ère du numérique.

Mythe de l’Atlandide, icônes de la ferveur d’une religion millénaire, et de ses temples en ruine, monuments fossilisés, voiles d’images encore mentales, c’est l’enfoui que Guénaëlle de Carbonnières déplie devant nous. Non pas des choses mais des projections imaginaires : ce que durant des siècles et des siècles nous avons conçu pour échapper à l’évidence du réel. On croit que l’archéologue découvre des mondes anciens, mais ce qu’il nous rapporte sont les restes de rêves qui avaient pris forme : des temples, des palais, des villes entières et leur cortèges de statues et de bas-reliefs. Mais ils rapportent aussi des traces du quotidien, c’est-à-dire des restes de ceux qui ont imaginé leur propre monde. Rien ne serait donc réel que les vestiges de ce qui fut imaginé. Les moyens techniques les plus élaborés, les sacrifices les plus grands, sont toujours mis au service de la réalisation des idées et des imaginaires. On a beau se rassurer en se disant que tout peut tenir dans notre esprit : les masses solides des architectures existent bien et leur disparition produit une onde de choc durant des millénaires. Sensible à ce qui disparaît, Guénaëlle de Carbonnières l’exprime notamment dans le sentiment ressenti lors des destructions en temps de guerre. Ne sont-ce que des images qui disparaissent alors, ou bien la réalité tangible des bâtiments et des ornements ? Quels moyens plastiques mobilisés pour dire en un seul geste le réel et son absence, si ce n’est en révélant ou en enfouissant ? 

Les techniques employées par Guënaelle de Carbonnières sont d’une grande diversité on l’a dit, mais elles sont aussi très élaborées. Des découpes laser thermiques aux impressions thermiques sérigraphiques , de la gravure à l’emploi de résines époxy, des supports photographiques au dessin ou au grattage, des textiles à la linogravure… dans chaque cas une expérimentation est à l’œuvre. C’est qu’il faut conjurer le pouvoir des images standards et révéler la part d’imaginaire des représentations.

Le principe de réversibilité habite l’œuvre de Guénaëlle de Carbonnières : les miroirs laissent passer la lumière, les dessins apparaissent sur la surface noire de leur support, les textiles transparents permettent au regard de renoncer à l’idée même de revers - puis les dessous aquatiques deviennent surfaces, les liquides solides, et enfin le passé présent. Et même quand tout est noir comme l’encre déposée sur un support sombre, le jeu du passage d’une épreuve gravée à une autre un peu plus creusée forme une série qui s’anime en faisant disparaître la représentation ou bien, par le jeu d’une libre manipulation inverse, apparaître les motifs : conjurer l’entropie, faire en sorte que rien ne soit irréversible, combattre le temps de l’Histoire en préférant celui des cycles d’apparition et de disparition, absoudre l’idée même du drame de la perte…

Dans une œuvre récente, sur des écrans sérigraphiques qui ont conservé par les macules d’encres d’anciennes épreuves des “images fantômes”, l’artiste vient projeter des photographies qui s’ajoutent à ce palimpseste. L’en-dessous sert de terreau à ce qui, croit-on, n’a pas de corps. Mais l’artiste qui creuse l’image nous dit l’inverse : ce n’est pas devant l’image, ni même son revers qui contient encore de quoi nous donner la sensation d’être au monde, c’est l’intérieur des images.

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